Ce qui frappe à la vision des bande-annonces de Matrix Resurrections, c’est la luminosité des images, la lumière solaire qui baigne tout l’environnement et la multiplication des plans montrant des personnages franchir les seuils figurés par un écran de projection et des miroirs.
Comme si cette fois-ci, l’on nous invitait à passer à travers le miroir alors que le premier Matrix et ses suites exploraient finalement « seulement » la surface de cet univers.
Attention, il n’est pas question ici de minimiser la portée et les multiples niveaux de lecture de cette œuvre monumentale en postulant une superficialité ânonnée jusqu’à épuisement par ses nombreux contempteurs. Bien au contraire, la surface que cette trilogie met en scène fait preuve d’une exceptionnelle profondeur thématique, philosophique et cinématographique (aux diverses inspirations culturelles et graphiques) et dans la diégèse même, explore un monde complexe aux nombreuses ramifications.
Dans son principe même de happening culturel protéiforme avec le développement de produits dérivés mais directement liés à son récit (l’anthologie de films d’animation Animatrix prolongeant l’expérience par l’exploration d’autres facettes narratives et sortie quelques semaines avant la sortie en salles de Reloaded, et les jeux vidéos Enter The Matrix et The Matrix On Line, qui eux aussi permettaient de jouer avec d’autres ressorts dramatiques et captivants), l’univers de Matrix s’étend alors par delà le simple écran de cinéma ou de télévision (pour ceux découvrant la trilogie a posteriori en vidéo). Son récit se répand alors dans d’autres interstices culturels que celui limitatif par nature de sa conception, la surface plane et limitée d’un écran de ciné ou de télé.
Pendant un temps, quelque soit l’appréciation, positive ou négative voire indifférente, que l’on a des films ou de la trilogie dans son ensemble, sa surface a enduit, immergé notre champ culturel. On pourrait ainsi plus précisément évoquer le principe cinégénique spectaculaire et révolutionnaire du bullet-time qui a traumatisé l’industrie hollywoodienne à tel point qu’il a ensuite innervé la plupart des productions qui ont suivi, sans pour autant en comprendre le principe qui le sous-tend.
Dans le premier, au moment où Néo prend la pilule rouge, il touche un miroir à côté de lui et dont la surface vient s’agglomérer à lui, le recouvrant entièrement. Véritable représentation, au fond, du principe à l’œuvre dans cette trilogie, soit l’imprégnation des personnages et du public par la surface de ce monde matriciel créé par les Wachowski.
De même, lors de sa première visite à l’Oracle, il converse et échange avec un jeune garçon bouddhiste qui tord une cuillère par la simple force de sa « pensée » ou volonté, lui soumettant alors cette sentence sibylline qui retournera le cerveau : « il n’y a pas de cuillère ».
Au-delà de l’indice sur l’artifice que représente la Matrice et que l’on peut tordre à l’envi si tant est que l’on en perçoit, que l’on en ressent la structure et la composition, au-delà de la préparation, de l’orientation mentale à son extraordinaire destin de « sauveur » que cette phrase implémente dans l’esprit de Néo, au-delà de la notion de souplesse que ce dernier devra appliquer à son esprit et à son corps pour combattre d’égal à égal avec les protections inhérentes au système et se glisser, s’immiscer entre ses lignes de code1, cette séquence de la cuillère illustre l’impuissance à s’extraire de ce que la surface reflète.
Le détachement de la fascination exercée par ce qui est projeté (soit sortir de la caverne platonicienne) est ainsi au cœur du parcours de Néo qui n’aura de cesse de l’emmener à explorer l’envers du décor (les portes du backend qui le mènent à l’Architecte dans Reloaded, la station de métro au début de Revolutions) et à voir au-delà (la perte de la vue entraînant chez Néo l’ouverture de son troisième œil, transcendant sa perception des choses et servant de passerelle entre intuition et raison, les deux notions soutenant la matrice et la saga Matrix).
Cette expansion de cette surface, de ce simulacre, est au cœur de la trilogie. Et si le quatrième opus, en en explorant un autre plan lui adjoignait alors une profondeur sensitive, sensible, sentimentale à peine défrichée dans les trois premiers films ?
Monde de l’âme
On ne sait pas grand chose de l’histoire du film et au vu des trailers, on peut penser qu’il s’agit une fois de plus de réveiller Neo, peut-être cette fois-ci prisonnier d’une nouvelle strate de la matrice (une boucle ?) dans une sorte de remake/reboot. Mais comme le dit Bugs, un des nouveaux persos, « Maybe this isn’t the story we think it is ».
Chaque film des sœurs Wachowski se nourrit du précédent pour enrichir sa narration et sa mise en scène. La saga Matrix est le pivot de leur filmo et tous les films ayant succédés à Revolutions en prolonge les thématiques et l’aboutissement où une aube nouvelle se levait sur la cité matricielle.
Le final cathartique de Speed Racer voit Speed, par son Art du pilotage, transformer son environnement pour ne faire plus qu’un avec lui et atteindre une sorte de Nirvana sensoriel et sensitif figuré par l’enchaînement de plans montrant l’enchevêtrement du décor du circuit avec sa voiture transportant Speed au-delà de ce que son cerveau perçoit (une expérience partagée par le spectateur lui aussi projeté avec délices dans ce maelström d’images, de musiques et de sensations) pour aboutir à une déflagration de flashs comme des étoiles explosant de toutes parts.
Speed s’est alors reconnecté avec son âme d’enfant, figurée par son jeune frère brandissant la coupe remportée. La victoire ne résidant alors pas dans ce trophée physiquement déterminé mais bien dans l’achèvement du parcours de Speed qui lui aura permis de transfigurer sa personne et son talent, son art.
Néo aveugle atteint lui aussi une telle forme d’extase à la fin de Revolutions.
Cloud Atlas est le récit de l’interconnexion de plusieurs âmes revenant s’incarner dans différentes histoires, dans des temporalités et genres différents (comédie, drame, S.F, policier, apocalyptique) mais avec en commun un parcours aboutissant à une transmutation émotionnelle. La mort n’est alors considérée que comme une porte permettant la transmigration des âmes.
Dans Jupiter Ascending, son héroïne passe à travers le miroir pour y vivre une aventure et une expérience incroyables. Et qui quelquepart expérimente également la manipulation des simulacres et d’une prophétie comme outil de contrôle.
La série Sense8 développe un récit orgiaque développant, modelant et jouant avec les principes de Cloud Atlas où l’on assiste à la connexion des âmes sensibles des sensates.
Dans les bande-annonces de Resurrections, on retrouve des plans renvoyant visuellement ou thématiquement à ces œuvres.
Ces nombreux échos, comme des déjà-vus, laissent à penser que ce quatrième film, en plus d’être aussi excitant visuellement qu’intellectuellement, pourrait être en plus une véritable invitation à un voyage dans le monde de l’âme.
L’insistance, dans les multiples images et extraits diffusés, sur Neo et Trinity nouant des contacts physiques avec les mains comme des amorces de souvenirs de leur relation passée ne demandant qu’à émerger, le tout sublimé par un écrin de lumière solaire, conférent à l’ensemble un sentiment doux amer de nostalgie.
Alors sans doute s’agit-il plus prosaïquement de convoquer, peut être une dernière fois, des êtres aimés ou appréciés et leur donner la possibilité de se reconnecter, de se dire au revoir, de trouver une forme d’apaisement.
Ce sera à coup sûr le plus sûr moyen pour Lana de le trouver.
« My dad died, then this friend died, then my mom died. I didn’t really know how to process that kind of grief. I hadn’t experienced it that closely … You know their lives are going to end and yet it was still really hard. My brain has always reached into my imagination and one night, I was crying and I couldn’t sleep, and my brain exploded this whole story, » she says. « And I couldn’t have my mom and dad, yet suddenly I had Neo and Trinity, arguably the two most important characters in my life. It was immediately comforting to have these two characters alive again, and it’s super simple. You can look at it and say: ‘OK, these two people die and OK, bring these two people back to life and oh, doesn’t that feel good.’ Yeah, it did! It’s simple, and this is what art does and that’s what stories do, they comfort us.«
Et puis, rien que le titre de cette troisième suite, Resurrections, induit quelquechose de métaphysique, voire d’ésotérique.
Par ailleurs, la saga, tiraillée entre la logique et l’émotion, est infusée de mythologie, de références religieuses et notamment le boudhisme et l’hindouisme, agrégeant avec finesse et complémentarité cultures occidentale et orientale.
Alors dans ces conditions, et connaissant l’appétence des sœurs pour des récits travaillés, plutôt que de se limiter au concept de l’éternel retour au centre de la pensée de Friedrich Nietzsche, la volonté de Lana est peut-être de suivre une nouvelle voie pavée de la philosophie illuminative du penseur et poète perse Shihab od-Din Yahya Sohrawardi.
Et dont le pedigree correspond plutôt bien à la réflexion qui sous-tend la trilogie si l’on se réfère à fiche wikipédia du philosophe : « En plus de la mystique et de la philosophie, Sohrawardi a écrit sur la logique, la physique, l’épistémologie. À la fois savant, philosophe et mystique, Sohrawardi voulait unifier la connaissance « intuitive » ou kashf avec la connaissance « déductive » ou bahthiyya. »
La lumière, élément visuel clé des scènes entre Neo et Trinity est ainsi « l’élément fondamental de la philosophie de Sohrawardî. Il la considère pure et immatérielle, au-dessus de toute autre manifestation… ».
Et pour citer Pacôme Thiellement : « Ce qui m’a passionné, c’est l’idée de tripartition des mondes, et l’intérêt tout particulier de Sohrawardi pour le monde intermédiaire, celui de l’âme, qu’il situe entre le monde des idées purement abstrait et conceptuel, et le monde physique des corps. C’est vraiment une originalité de Sohrawardi par rapport à Platon, qui s’en tient à la binarité entre monde physique et monde des idées. Le monde de l’âme est celui de l’imagination, que Sohrawardi désigne par plusieurs termes : l’un, Alam al-Mithal, est traduit par “monde imaginal”, et l’autre, Al-Muthul al-Mu’allaqa, signifie “monde des formes en suspens”. »
On le voit, suivre la trace de Sohrawardi pour structurer une partie de la thématique de Matrix Resurrections afin de percer la surface apparaît somme toute logique.
En tous cas, cela viendrait renforcer la connection créée par les deux plans de la première bande-annonce montrant Sati (désormais belle jeune femme) tendant à Neo un exemplaire d’À travers le miroir de Lewis Carroll.
Quoi qu’il en soit, même si ces pistes de réflexions s’avèrent erronées, le quatrième opus a déjà réussi à réactiver ce qui faisait un des charmes des trois premiers films, inviter à décoder et interpréter le moindre signe et symbole apparent2.
En attendant de se laisser emporter au plus profond du terrier du lapin blanc.
Nicolas Zugasti
MATRIX RESURRECTIONS
Réalisateur : Lana Wachowski
Scénario : Lana Wachowski, David Mitchell, Aleksandar Hemon
Production : Grant Hill, James McTeigue, Loranne Turgeon, Karin Wachowski, Lana Wachowski…
Photo : Daniele Massaccesi & John Toll
Montage : Joseph Jett Sally
Bande originale : Johnny Klimek & Tom Tykwer
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h28
Sortie française : 22 décembre 2021
1 Le film d’action incite généralement son héros à trouver, à tracer de nouvelles voies s’il veut survivre. En cela, la trilogie Matrix formule l’hypothèse que puisque l’on peut considérer qu’elles ont désormais été toutes explorées, alors « l’homme » d’action doit désormais penser autrement, il lui faut maintenant agir sur un autre plan de son environnement. Un postulat trituré jusqu’à l’extrême par les Wachos avec Reloaded et Revolutions et qui peut expliquer en partie pourquoi les suites de Matrix se seront aliénés une grosse part du public et de sa fanbase originelle.
2 et à ce petit jeu, Julien Abadie, auteur du livre Speed Racer les Wachowski à la lumière de la vitesse est plutôt doué : <iframe src= »https://www.facebook.com/plugins/post.php?href=https%3A%2F%2Fwww.facebook.com%2Fjulien.abadie%2Fposts%2F10159491671207258&show_text=true&width=500″ width= »500″ height= »768″ style= »border:none;overflow:hidden » scrolling= »no » frameborder= »0″ allowfullscreen= »true » allow= »autoplay; clipboard-write; encrypted-media; picture-in-picture; web-share »></iframe>